Jean Noël
« Les vertueux » de Yasmina Khadra

Yasmina Khadra est l’un de ces écrivains courageux qui a défié la censure militaire de son pays pour produire ses fictions en portant un regard sans complaisance tant sur son pays (l’Algérie) que sur les régimes militaires qui l’ont gouverné… Yasmina, en fait, est un homme (pour ceux qui l’ignorent). Son vrai nom, Mohammed Moulessehoul, est d’abord un militaire qui jouit de sa retraite anticipée pour se lancer dans une carrière littéraire et cela depuis 25 ans. Nombreux livres, nombreux succès, ce n’est pas un inconnu. Il porte les prénoms de son épouse qui lui dira qu’elle lui donne ses prénoms pour la postérité comme lui a donné son nom par amour. Ecrire sur pseudo est quasi une nécessité dans l’Algérie du GIA qui terrorise à l’époque comme tous les fous de Dieu. Yasmina Khadra dépeint un pays et une population tourmentée, attachante, aux prises avec les maux du siècle (terrorisme, extrémisme religieux, psychose du sujet aux prises avec le malheur et la persécution) .
Mais qu’en est-il de l’origine ? Qu’en est-il de ce pays ayant été autant touché que la France par deux guerres mondiales et une guerre de décolonisation ? Dans ce roman fleuve, « les vertueux », Yasmina Khadra nous invite à suivre les pérégrinations d’un héros subissant les affres d’une destinée terrible. Yacine Cheraga, on peut le dire en toute certitude, est emblématique de la vertu annoncée. On dirait, chez nous, en terre chrétienne, que la vertu de l’homme est sa capacité à supporter un destin âpre avec une certaine égalité d’âme, où le malheur ou l’infortune ne peut être l’occasion de lever un doigt accusateur à Dieu mais de les accepter sans forcément s’y soumettre, mais à tout le moins en survivre. C’est là que se trame l’enjeu du texte : de quelle innocence parle-t-on, pour ce berger algérien emporté dans les vents de l’histoire? Celle qui se poursuit quel que soit les aléas de la vie ou celle qui s’approfondit pour gagner la vertu d’or, qui n’a de digne qu’au regard de Dieu, et donc toujours-déjà oublié des hommes ? Ce qui se trame dans ce roman c’est la question des philosophes : qu’en est-il du juste condamné injustement par la vie ? Dieu est-il un secours ? Jamais, dans la vie de Yacine.
Il est contraint d’accepter d’entrer dans le jeu du Caïd de son douar (et bien obligé de prendre la place du fils de ce dernier, en portant son nom, pour aller à la guerre en 1914). Accepter de subir l’horreur d’une guerre qui aplatit des millions de jeunes gens de manière absurde et regretter les terres arides d’Algérie, quand il était un jeune berger, accepter d’aller chercher sa famille qu’il croit disparue dans la ville d’Oran mais qui a été chassée, doublement injustement, par le pouvoir du Caïd qui cacha par cette double injustice son forfait … Accepter sans se plaindre, mais cependant s’efforcer de poursuivre le chemin, est-ce donc cela que nous enseigne Yasmina Khadra ? Il faut aller jusqu’au bout de cette odyssée algérienne pour avoir le début d’une réponse à propos de la vertu et des vertueux.
Il y a quelque chose de fort dans le style de notre auteur, qui me fait penser à celui de l’un de ses illustres prédécesseurs, Mohamed CHOUKRI, en l’occurrence dans son célèbre « Le pain nu ». Un texte clair, net, au style sans fioriture, très proche du constat de réel, sans aucune considération morale, sans aucune complaisance et sans aucune concession imaginaire qui soulagerait le lecteur. Et cependant, le lecteur ne peut pas trouver d’autres chemins pour sentir la chaleur d’un soleil torride, la sécheresse du désert, la dureté de la condition de vie des autochtones de douars algériens du début du siècle passé, l’âpreté du caractère des personnages mais aussi le plaisir de croiser, telle une oasis, de la douceur d’une âme secourable et bienveillante.
Très beau et long livre, mais qui se lit vite, tel un « page-turner », avec le vent du désert en prime.
JN